C'est un abyme d'effroi ...

J'ai ce sentiment de m'être fait explorateur errant d'un horizon sans confins ... et à l'image de ceux qui s'épouvantaient à imaginer l'abîme en bout de terre, je vois une mer de caractères charier des flots tantôt paisibles, tantôt écumants de mots ... réunis dans un même océan les courants d'un bleu pur, les courants pollués, les courants sans profondeur où la superficialité garde pied, les courants de hauts-fonds qui ramènent les trésors oubliés à la surface ... et au loin il me semble entendre le grondement du vide dans lequel tous ces flots se déversent ...

Une terreur sans nom s'empare de moi tandis que ma conscience se trouve brutalement échouée sur la grêve ... tel un ondin rejeté par son élement, je me vois forcé de poser mon regard sur cet horizon écumant que je pensais être mien ... qu'y vois-je ? Des flots qui montent à l'assaut des isthmes et les submergent, les noient, les avalent goulûment, avides et insatiables ... un à un les îlots d'indépendance cédent aux avances pour se retrouver érodés, ravinés, dispersés puis digérés ... on ne construit plus de ravines, on n'érige plus de barrages, on n'engage plus la lutte contre les éléments; on y pêche, on s'y baigne, on s'en nourrit le corps et l'esprit mais on ne l'astreint plus à garder ses distances ... des doigts fébriles dessinent leurs histoires en des berges fragiles qu'ils exposent au vampire marin plutôt que de se ménager l'abri d'une crique pour l'accueillir sereinement ...

Et on crie à l'injustice ... il y a ceux qui s'y résignent et attendent tels des pêcheurs de misère que leur masure vienne à être démembrée par la marée montante; il y a ceux qui s'en font les servants et, flibustiers avertis, pillent les richesses indifféremment, conscients qu'ils sont que le lendemain ne les verra pas assumer les conséquences ... ils laissent ça aux héritiers ...

J'ai une vision d'Atlantide, terre de mythes et de grandeur, de noblesse et d'espoir, qu'aurait décidé de reprendre l'océan ... tel l'Eden reprit à Adam et Eve par la faute d'une tentation, d'une avidité trop humaine à vouloir la saveur du fruit de suite plutôt que de goûter sa beauté de jour en jour ... j'entend comme une raillerie céleste qui tonne et fait vibrer mes cieux épouvantés. Tel un jugement sans recours et sans détour, cruel et sans appel qui damne à tout jamais ceux qui répondent à leurs rêves et espoirs aériens avec des plaisirs et des biens terrestres ...

Ai-je fait de mon rêve ma terre d'exil ou de ma terre d'exil mon rêve ?

Ce sont les mythes qui entretiennent les rêves ... et c'est l'inaccessible qui garantit le mythe ... Poséidon me pardonnera de n'aimer son royaume qu'un pied à terre, car m'y immerger me suggère rapidement l'asphyxie ... il n'est plus beau spectacle que celui de l'océan au haut d'une falaise escarpée ... l'attrait y est fort mais y céder signifierait la mort, fracassé entre mer et terre rejeté par l'un et l'autre rancunier; aussi, seul mon regard s'autorise-t-il ce plongeon mortel dans l'immensité tapageuse et rageuse qui s'échine à assaillir ma retraite ...

Ma terre est petit bout de terrain solitaire penché sur la mer ... et je n'en ferais pas une station balnéaire, n'offrirais pas mes criques à la mer, ne les laisserais pas devenir colonies grégaires ...

J'ai soif d'air pur, de baignade dans des cieux azur ...

* Enya - Storms in Africa *