(Siudmak - Drapeau de la discorde)
Je ne sais pas pourquoi j'éprouve le besoin de raconter ce jour-là de ma vie qui m'a donné un autre regard sur la société qui m'entoure, sur les hommes et sur ce qui les anime ...
Il était tôt le matin, ce 6 décembre 2001, le jour précédent cent mille personnes battaient le pavé de Nice et la faisaient résonner de leurs cris; deux cortèges, deux cris, le cortège syndical écrasant de supériorité, hérissé des bannières bleues, blanches et rouges de FO, la CFDT et la CGT; le cortège anti-mondialiste, bariolé, hétéroclite, plus timide, retranché derrière le premier ... le premier criait son soutient à une Charte fondamentale des droits humains votée le lendemain, le second dénonçait l'hypocrisie de celle-ci ...
Le soir précédent avait vu repartir les dizaines de cars syndicaux venus affirmer leur suprématie numérique, ne laissant là que ceux qui le lendemain allaient se retrouver bien seuls pour dénoncer une charte qui falsifiait les droits humains pour en faire une sinistre parodie d'humanisme et de socialisme démocratique ...
Le maire de Nice, RPR, ancien FN reconverti pour les besoins de la cause carriériste avait refusé tout refuge à ceux qui venaient là revendiquer leur droit d'expression; aussi est-ce un gymnase réquisitionné qui a abrité les alter-mondialistes, les idéalistes revendicateurs d'un monde plus juste.
Deux mille âmes dans un gymnase pour un foisonnement d'idées, de courants, de débats et d'échanges : tables de presse, débats à la tribune, bannières et affiches recouvrant chaque parcelle murale d'espace; des basques de Batasuna, des anarchistes d'Italie, des écolos suisses, quelques utopistes allemands réunis dans un même désir d'alternative ...
A l'aube c'étaient deux milles âmes endormies, recroquevillées les unes contre les autres, dans les gradins, sur le sol du gymnase, jusque dans les toilettes, les escaliers, dans un silence réligieux et respectueux ...
Le jour s'est levé, le soleil froid de décembre a doucement caressé les façades de la ville assoupie, les corps courbaturés se sont éveillés dans un fourmillement d'impatience pour cette journée de révolte. Echanges idéalistes autour d'un café croissants, les yeux cernés mais le regard brillant : aujourd'hui serait un jour de lutte, un jour de vie et d'intégrité !
Le cortège s'est formé avec les dix mille rescapés de la journée précédente, décidé de mener sous la bannière de la Ligue Communiste Révolutionnaire, les pavillons rouges, blancs et noirs d'Attac et des anarchistes, une action d'éclat contre l'autoritarisme d'un état décideur sans consultation populaire ...
Quelques kilomètres de marches, d'échauffement et les poumons ont commencé à scander, les bannières à se lever avec les poings rageurs, le cortège était lancé vers son objectif : bloquer la route aux parlementaires venus voter la charte, et faire entendre le cri vibrant d'un désaccord.
Soleil, fraîcheur du petit matin et brise marine pour porter la bonne humeur ...
Et là, au détour d'une rue du centre, les barrières, les casques, les matraques et les boucliers familiers sont apparus; la nuit avait fait son ouvrage, la ville accueillante pour les anglais en promenade sous les palmiers s'était coupée en deux sur plus d'une dizaine de kilomètres et des hélicoptères avaient envahi les cieux, les sirènes les rues et les CRS formaient un double cordon sur près d'un kilomètre, derrière plusieurs mètres de barrières et soutenus par des sortes d'obusiers à bombes lacrymogènes ... le GIGN lui-même avait discrètement occupé quelques toits stratégiques.
C'est une foule frustrée qui commence à harranguer ce mur d'autorité impassible, les poings se lèvent, les slogans fusent, l'ambiance s'alourdit tandis qu'une poignée de black blocks cagoulés de noir ramasse des pavés et projectiles ...
Le cortège s'est séparé entre les plus radicaux et les pacifistes ... les premiers visent le passage des parlementaires, le second longe le "cordon bleu" à la recherche d'un passage éventuel vers le centre assiégé.
Puis soudain tout s'emballe, les basques de Batasuna viennent de se précipiter contre les barrières, les projectiles ont fusé et au loin on entend les détonnation qui glacent le sang. Une épaisse fumée s'élève quelques rues plus loin, on entend des cris, des slogans passionnés, les basques n'ont pas cédé devant les lacrymogènes ... les yeux commencent à piquer, la peau à brûler, les lacrymogènes sont particulièrement forts ...
Le cortège pacifique s'est retrouvé encerclé et dirigé vers une place où soudain la frustration devient rage, la révolte devient haine et les poings se lèvent, une charge deséspérée est lancée vers le cordon dans une rue où le face à face est inévitable ... salve de l'obusier, des projectiles d'un kilo au moins décollent et la foule est stoppée dans son élan, larmoyante, le coeur aux lèvres, la peau en feu ... mes yeux deviennent aveugles alors que je tente d'écarter un projectile vers une bouche d'égoût et je perds l'équilibre ... des bras me rattrapent, de l'eau innonde mes yeux en flamme, les anarchistes venaient de prendre le contrôle de la situation à leur manière, aidant les uns, harranguant et tenant à distance le front armé.
Dans ces moments là vous réalisez votre petitesse, vous réalisez que la démocratie ne tient qu'à une apparence, que ce qui se passe dans ces rues ne passera pas aux infos du soir, que vous êtes simplement seul face aux "gardiens de la paix" ...
Un ami m'a dit alors "j'aimerais me sacrifier pour ça, courir vers ce rang des boucliers ..."; oui, c'est dans ces moments-là où vous donneriez votre vie pour un idéal, dans l'énergie du désespoir, parce que vous prenez conscience et de la valeur de l'existence humaine et de la force de vos valeurs ...
C'est à partir de ce moment que tout a dérapé, que la violence s'est emparée de toutes les rues, qu'on se serait cru en guerre ... devant, les projectiles fusaient, les black blocks dans leurs habits noirs, leurs cagoules menaçantes commençaient la guérilla urbaine : un barrage avait été dressé avec des barrières de chantier et un poteau déraciné venait de pulvériser un symbole du libéralisme, une banque, les ordinateurs se sont écrasés sur le pavé, des pacifistes tentaient d'apaiser cette rage destructrice avant qu'un coktail molotov n'enflamme violemment l'immeuble ...
Les pompiers sont arrivé, les CRS en ont profité pour suivre ... toutes les rues du centre ont vu cette ligne implacable avancer, accélérer le pas, lever les matraques puis courir en fauchant toute résistance au passage ...
J'ai couru, à travers les rues, les yeux rouges, dans la fumée et les cris ... certain se réfugiaient sous les porches, par les portes précipitamment ouvertes par l'habitant, dans les boutiques ... derrière chaque poubelle, banc public, et même voiture servait à entraver la route du poursuivant décidé, des coktails molotov ont encore fusé contre quelques cibles symboliques et puis progressivement les rues sont devenues plus calmes, le trouble plus lointain ... la manifestation venait d'être brisé et les manifestants dispersés ...
Viennent alors les folles heures des rumeurs ... un commissariat pris d'assaut par des anarchistes venus libérer un des leurs, une gare où des anarchistes italiens venus en soutient avaient trouvé un cordon de CRS sur le quai avant d'engager une bataille rangée ... on reprend ses esprits, l'estomac noué mais néamoins affamé : se restaurer avant de repartir aux nouvelles ...
C'est comme ça qu'on apprend qu'on vient d'échapper à la phase finale de l'opération dans ces quelques minutes où on s'est cherché à manger; le gymnase, quartier général de la contestation vient d'être pris d'assaut aux lacrymos, les CRS ont envahi le gymnase aux masques à gaz et brisé les résistances avec les lances à eau aux issues ... il ne reste plus rien de la cohésion autour d'un cri commun d'un matin de décembre ...
Les arrestations et contrôles d'identité continueront encore durant plusieurs heures, les rues résonneront jusqu'au soir des sirènes et quelques manifestants hagards sillonneront deci delà les rues avec leurs drapeaux et pancartes avant de s'en retourner chez eux ... à 20 heures aux infos nationales on verra un peu de fumée et un commentaire rapide sur les dérapages des manifestations de Nice ... qu'en penser ?
C'est depuis ce jour que j'apprends à regarder le monde autrement, à voir derrière les apparences, parce que je sais où se trouve la valeur véritable et l'authenticité de cette existence, parce que je ne suis pas un doux rêveur détâché des réalités, parce que ce n'est pas encore aujourd'hui que je serais désenchanté et que je cesserais de rêver, parce que si je cesse de rêver je donne corps à cette réalité dure, violente et inhumaine ...